La
vieille
Jules
Renard
Journal
L'Humanité
n°1, 18 avril
1904
C'est
chaque année plus incroyable qu'elle vive encore.
Quand
va-t-elle mourir ? Nous attendons. Mourra-t-elle dans son lit, sur la
route, à l'hospice
Elle
ne veut pas qu'on lui parle de l'hospice, et elle menace d'y faire
damner tout le monde.
Comme
elle s'ennuie à la maison, c'est plutôt sur la route
qu'elle tombera, sans qu'on la pousse, morte sans qu'on l'ait
écrasée.
Souvent
elle s'arrête et dit :
-
Ce n'est pas juste de vivre si longtemps.
Elle
veut dire : si longtemps malheureuse, car sa misère dure comme
sa vie. Quoique elle ait le pain et le lard assurés, elle
grogne, parce qu'on l'empêche de s'occuper de la marmite.
Sa
petite-fille lui dit :
-
Grand mère, votre soupe est trempée.
-
Je n'en veux pas, de ta soupe, répond la vieille.
Elle
fait le geste de flanquer, du sabot, son écuelle par terre,
puis elle se décide, à cause du lard frit.
Elle
reste aussi gourmande du café qu'on lui offre, et elle dit,
pour remercier :
-
Ce n'est pas de l'eau, cela.
Il
serait déraisonnable de lui donner beaucoup d'argent à
la fois. Ayant, un jour, reçu cinq francs, elle va chez les
quatre épiciers de la commune et elle s'offre pour cent sous
de fromage de gruyère qu'elle laisse moisir au fond de
l'arche. Donnez-lui une pièce de dix sous, c'est bien assez.
-
Je ne la perdrai pas, dit-elle, je la cache dans mon mouchoir.
Elle
ne la perdra pas, mais elle l'oubliera, parce qu'elle ne se mouche
plus.
Cette
vieille aux mains usées par les lessives, qui a tant lavé
de linge et de vaisselle de riches, perd
ses habitudes de propreté paysanne.
-
Je descends à la rivière, dit sa petite-fille ; ôtez
votre jupon, je le savonnerai.
-
Non, voleuse ! dit la vieille
Restée
seule, elle rumine, quitte son jupon et le jette dans le feu.
-
Si vous êtes maligne comme ça, lui dit-on, vous n'irez
pas au paradis.
Sans
se redresser, parce qu'il faudrait pouvoir, elle lève sa face
humaine, terreuse, déformée par
tous les coups du sort, coups de poing, coups de pied, coups de
bâton, et elle ouvre une bouche
noire, incendiée, éteinte.
-
Ah ! dit-elle, le paradis, où donc qu'il est ?
-
Ma pauvre vieille, je ne sais pas.
Et
il n'y a rien d'autre à faire que lui répéter
"qu'on ne sait pas ", que hausser les épaules.
Elle
hausse les siennes et dit :
-
Si j'étais seulement morte !
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