Les contes
populaires russes
MOROZKO
LE
GEL CRAQUANT
par
Alexandre Nicolaïevitch AFANASSIÈV
(1826
- 1871)
Traduction
Lise Gruel-Apert
L ÉTAIT UNE FOIS un vieux et une vieille qui avaient trois filles. La vieille
n'aimait pas l'aînée, qui était en réalité
sa belle-fille. Sans arrêt, elle la tançait, la faisait
lever avant l'aube pour la charger de besogne. La jeune fille devait
soigner les bêtes, faire la corvée d'eau et de bois,
bourrer le poêle, ravauder, balayer. Tout devait être
prêt pour l'heure du lever. Et, malgré tout cela, jamais
la vieille n'était contente et elle ne cessait de crier après
Marthe :
« Fainéante,
souillon ! Et le banc du poêle qui n'est pas à sa place,
et l'isba qui est sale ! »
La pauvrette pleurait
en silence. Elle s'efforçait par tous les moyens de complaire
à sa marâtre et de servir les filles de celle-ci ; mais
les filles qui imitaient leur mère, taquinaient méchamment
Marthe, lui jouaient de vilains tours et la faisaient pleurer :
c'était même devenu un de leurs jeux favoris. Quant à
elles, elles se levaient tard, se servaient pour faire leur toilette
de l'eau que Marthe avait été puiser, de la serviette
que Marthe avait lavée et repassée, et n'étaient
jamais prêtes qu'au moment de passer à table. Cependant,
nos jeunes filles allaient grandissant, s'épanouissant à
vue d'œil. L'heure vint de songer à les marier. Conter, c'est
vite fait, agir, c'est bien plus long. Le vieux aurait bien eu pitié
de sa fille aînée, il l'aimait parce qu'elle était
obéissante et laborieuse, ne s'entêtait jamais, faisait
tout ce qu'on lui demandait et n'élevait jamais la voix. Mais
il ne savait que faire, il était faible, la vieille était
acariâtre et ses filles paresseuses et mauvaise tête.
Ainsi donc, nos vieux se prirent à songer : tandis que le
vieux se demandait quel parti trouver pour ses filles, la vieille
résolut d'en profiter pour se débarrasser de l'aînée.
Un jour, elle dit au vieux :
« Il faut marier
la Marthe, le vieux ! — Bien, dit le vieux en montant péniblement
se coucher. — Demain, le vieux tu te lèveras un peu plus tôt
que de coutume pour atteler la jument au traîneau. Tu emmèneras
la Marthe. Quant à toi, la Marthe, demain tu vas en visite.
N'oublie pas de mettre dans une petite boîte tout ce que tu
possèdes et de te changer.
La bonne Marthe fut
heureuse à l'idée que le lendemain elle allait en
visite et elle dormit bien. Au matin, elle se leva de bonne heure, se
lava, fit sa prière, prépara toutes ses affaires,
s'habilla de son mieux, et il faut reconnaître qu'elle était
une très jolie fille. Or, on était en plein hiver,
dehors régnait le Gel craquant.
Au matin, à la
pointe du jour, le vieux attela la jument et approcha le traîneau
du perron.
« C'est fait,
tout est prêt ! Dit-il en entrant.— Mettez-vous à
table et mangez un morceau ! », dit la vieille.
Le vieux s'installa et
fit asseoir sa fille auprès de lui. Il ,prit la miche, coupa
une tranche pour lui, une autre pour elle. Pendant ce temps, la
vieille servait un restant de soupe aux choux. Elle dit : «
Allons, ma chère, mange, et file ! Je t'ai assez vu comme cela
! Toi, le vieux, tu vas conduire la Marthe à son fiancé,
mais prends garde de prendre le grand chemin et de tourne à
droite, vers le bois de pins. Tu iras droit jusqu'au grand pin qui
est sur la hauteur. Une fois là, donne-là au Gel
craquant ! »
Le vieux écarquilla
les yeux, ouvrit la bouche et cessa de manger ; la fille, elle se mit
à hurler :
« Allons,
allons, assez pleurniché ! De quoi te plains-tu ? Ton fiancé,
mais il est riche et beau ! Ses biens sont innombrables : sapins,
pins, bouleaux couverts de neige, tout cela, c'est à lui ! Tu
vivras richement et veux-tu me dire en quoi il ne serait pas un
vaillant gaillard, aussi bien que les autres ? »
En silence, le vieux
enfila ses hardes, dit à sa fille de mettre sa pelisse de
mouton et partit. Le temps passa-il vite ou non, je ne sais, conter
c'est vite fait, agir c'est bien plus long. Enfin il parvint au bois
de pins, quitta le sentier et, avança sur la neige glacée.
Il s'enfonça dans le sous-bois. Parvenu au pin, il s'arrête,
fait descendre sa fille, dépose la boîte au pied de
l'arbre et dit : « Reste là à attendre ton fiancé
; surtout, fis-lui bon accueil ! » Puis il tourna bride et
rentra à la maison.
La jeune fille
tremblait de la tête aux pieds. Ses dents s'entrechoquaient si
fort qu'elle n'avait pas la force de crier. Tout à coup, celle
entendit un craquement : c'était le Gel qui sautait de sapin
en sapin en jouant des claquettes. D'un bon, il atteignit le pin au
pied duquel était assise la jeune fille et de là-haut
il questionna :
« Tu as chaud,
jeune fille, tu as chaud, belle fille ? — Mais oui, j'ai chaud, Gel
craquant ! J'ai chaud, maître ! »
Le Gel se mit à
descendre, craquant et claquant de plus belle. Et il demanda :
« Tu as chaud,
jeune fille ? Tu as chaud, belle fille ? »
La belle fille, qui
respirait à peine, remua encore les lèvres :
Le Gel craquant se mit
à craquer et à claquer encore davantage et dit :
« Tu as chaud,
jeune fille, tu as chaud, belle fille ? Tu as chaud, ma chérie
? »
La belle fille, dont
les membres s'engourdissaient, murmura encore :
« Oh ! J'ai
chaud, mon cher Gel craquant ! » Alors, cette fois, le Gel
craquant s'attendrit, il enveloppa la jeune fille de fourrures et la
réchauffa dans des couvertures bien chaudes.
Au matin, la vieille
dit au vieux : « Allez, va réveiller les jeunes époux
! » Le vieux attela le cheval et partit. Lorsqu'il arriva, il
trouva sa fille vivante, couverte d'une fourrure somptueuse, d'un
voile magnifique, avec, auprès d'elle, un coffre rempli de
riche cadeaux. Sans un mot, il chargea le tout sur le traîneau,
monta dedans avec sa fille et prit le chemin du retour. En rentrant
au logis, la jeune fille alla se jeter au pieds de sa marâtre.
Celle-ci fut stupéfaite de la voir revenir vivante, couverte
d'une pelisse magnifique et ramenant un coffre de linge de prix.
« Non, pécore,
ce n'est pas ainsi que l'on m'abuse ! »
À quelque temps
de là, la vieille déclara au vieux : « Mes filles
aussi, il faut les conduire à leur fiancé ! Et on verra
les cadeaux qu'il leur fera ! » Conter c'est vite fait, agir
c'est bien plus long. De très bonne heure, la vieille prépara
à ses filles un repas copieux, elle les para de leurs plus
beaux atours et leur souhaita bonne route. Le vieux laissa ses fille
au même endroit sous le pin. Nos demoiselles restèrent à
ricaner entre elles :
« Quelle idée
elle a, notre mère, de nous donner toute deux en mariage en
même temps ! Comme s'il n'y avait pas assez de gars au village
? À qui diable allons-nous avoir à faire » Les
jeunes filles avaient beau être couvertes de pelisse de mouton,
le froid les saisit.
« Comment te
sens-tu, Paracha ? Moi, je suis couverte de frissons. Alors, il
vient, ce fiancé ? On va geler à l'attendre ! — Oh,
tais-toi, Macha ! Comme si les fiancés étaient pressés
! Et en plus, on n'a rien à manger ! — À ton avis,
Paracha, s'il n'en vient qu'un, qui prendra-t-il ? — Sûrement
pas toi, bécasse ! — Parce que tu te figures que c'est toi
qu'il va prendre ! — Bien sûr que c'est moi ! — Toi !
Arrête de dire des bêtises ! »
Et comme le Gel
raidissait leurs mains, elles les glissèrent sous leur manteau
et reprirent :
« Tête de
bois, sale teigne ! Tu ne sais même pas filer ! — Et toi,
vantarde, qu'est-ce que tu sais faire ? Courir de veillée en
veillée et t'empiffrer. On voit bien qui il choisira ! »
Tout en débitant
ainsi sornette après sornette, les deux jeunes filles
grelottaient pour de bon. D'une même voix, elles s'écrièrent
: « Quelle brute ! Mais que fait-il donc ? Pourquoi tarde-t-il
? Tu es toute bleue de froid ! »
Soudain, dans le
lointain, le Gel se mit à craquer et à claquer, tout en
sautant de sapin en sapin. Les jeunes filles l'entendirent approcher
:
« Tu entends,
Paracha, le voilà qui arrive dans un traîneau avec des
clochettes ! — Laisse-moi, bourrique ! Je n'entends rien, je pèle
de froid ! — Et tu veux te marier ! »
Elles se mirent à
souffler sur leurs doigts. Le Gel se rapprochait. Enfin, le voilà
sur le pin au-dessus des jeunes filles. Il dit :
« Vous avez
chaud, jeunes fille, vous avez chaud, belles filles ? Vous avez
chaud, mes chéries ? — — Oh, Gel, comme nous avons froid ! Nous gelons à attendre un fiancé qui ne vient pas,
maudit soit-il ! »
Le Gel descendit,
craquant et claquant de plus belle :
« Vous avez
chaud, jeunes filles ? Vous avez chaud, belles filles ? — Va donc
au diable ! Tu es aveugle, ma parole ! Tu ne vois pas qu'on ne sent
même plus nos mains et nos pieds tellement ils sont gourds ! »
« Vous avez
chaud jeunes filles ? — Puisses-tu aller à tous les diables,
maudit ! » Et les jeunes filles se pétrifièrent.
Au matin, la vieille
dit à son homme : « Tu vas atteler
le traîneau fermé, le vieux ! Tu le garniras d'une botte
de foin et de la pelisse. Pour sûr que les petites n'ont pas
chaud, dehors il fait un froid de canard ! Et dépêche-toi,
espèce empoté ! »
Elle ne le laissa pas
finir de manger. Il prit la route. Il arrive au pin, trouve ses
filles, mortes. Il les met dans le traîneau, les recouvre de la
pelisse et d'une autre natte. Apercevant le vieux qui revient, la
vieille court à sa rencontre en criant : « Où
sont les petites , — Dans le traîneau »
La vieille écarte
la natte, pousse la fourrure, voit les corps.
Alors, comme l'orage,
elle se déchaîna contre le vieux :
« Qu'as-tu fait,
vieux bandit , Tu as tué mes petites, mes filles chéries,
mes jolies graines, mes beaux fruits rouges ! Attends que j'attrape
la fourche pour te frapper, le tisonnier pour te massacrer ! »
« Assez vieille
folle ! C'est toi qui t'es laissée tenter par la richesse !
Quant à tes filles, elles l'ont payée cher, leur
mauvaise tête ! Moi, je n'y suis pour rien, tout cela, c'est
toi qui l'as voulu ! »
À la noce je suis allé, de l'hydromel et de la vodka j'ai voulu goûter, sur mes moustaches ils ont coulé, dans ma bouche rien n'est tombé !
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